Indépendant et salarié : un duo plus soudé que jamais
Pour placer un peu de contexte, le pic du salariat date des années 1990 aux Etats-Unis et de l’an 2000 en France. Depuis, le travail indépendant a pris de plus en plus de place : à côté des professions libérales traditionnelles comme les commerçants et les artisans, se trouvent désormais de nombreux profils comme les freelances et les entreprises de toutes sortes, dû à la création du statut microentreprise, par exemple.
Il faut tout de même garder en tête que le salariat reste très majoritaire. Ce qu’il se passe réellement, c’est plutôt une convergence progressive et une plus grande porosité entre tous les statuts. C’est-à-dire que l’on passe aujourd’hui plus facilement d’un statut à l’autre. Pour donner un exemple, il y a beaucoup de cadres de 50 ans qui créent une société de conseil en fin de carrière parce qu’ils ne sont plus satisfaits de leur travail. Il n’est également pas rare d’observer des freelances prendre un emploi salarié parce qu’ils veulent signer un bail. Pour compléter ce tableau, le travail pauvre a explosé. Beaucoup de salariés sont précaires, liés par des contrats courts et très peu rémunérés.
En parallèle, la classe des indépendants reste très fragmentée avec des travailleurs précaires mais aussi des plus aisés qui pourraient être salariés sur le même travail. On vit donc à la fois une fragmentation et une convergence. Et dans ce nouveau cadre, l’opposition très binaire salarié-indépendant perd progressivement de son sens.
L’essor du freelancing : faux scoop ou vraie news ?
Depuis six ans, on prend vraiment conscience de l’essor du freelancing. Mais c’est loin d’être un phénomène nouveau ! Cela fait au moins trente ans que l’on observe une tendance plus globale de l’augmentation des relations de prestation. Alors pourquoi ne commencer à en parler que maintenant ?
Cette prise de conscience un peu tardive s’explique pour plusieurs raisons. On avait auparavant des frontières très claires entre l’interne et l’externe. L’idée selon laquelle le travail le plus important se faisait en interne et que le recours aux prestataires externes devait être exceptionnel était communément admise.
Mais dans les années 1980, se produit un tournant à la fois idéologique et économique. Dans un contexte de mondialisation accélérée, on commence à externaliser tout ce qui n’est pas le coeur de métier de l’entreprise. Les chaines de valeur se complexifient alors : l’interne continue de concentrer l’essentiel de l’activité mais de nombreux contrats de nature différente s’ajoutent à l’ensemble.
Et cela va plus loin puisqu’on intègre même le rôle des utilisateurs ! Ils deviennent eux aussi des parties prenantes de l’activité de l’entreprise. Lorsqu’ils remplissent un formulaire sur leur smartphone, par exemple, ils produisent du travail gratuit. Et c’est bien une manière d’externaliser le travail puisque l’on supprime un poste de guichet.
Dans cette configuration nouvelle, les freelances ont toute leur place. Ils représentent une alternative aux très grosses entreprises de prestation qui dominaient auparavant, notamment dans l’IT. S’ajoutent également des entreprises qui font l’intermédiaire entre ces deux parties prenantes.
Et l’entreprise dans tout ça ? Elle tend à devenir un hub ouvert et son image se transforme. Et cela ne manque pas de susciter de nouvelles interrogations à son sujet. En effet, comment la définir si elle ne se limite plus à regrouper des salariés mais au contraire s’ouvre à d’autres parties prenantes ?
Ressources humaines et achats : bonnet blanc, blanc bonnet
J’en suis convaincue : pour anticiper les mutations du monde du travail de demain, il faut repenser les ressources humaines et les achats. Par le passé, on a organisé le travail de telle sorte que l’on a créé des frontières qui ne sont aujourd’hui plus si pertinentes. D’un côté, se trouvent les directions des ressources humaines qui imaginent des plans de formation et d’onboarding uniquement pour les collaborateurs. De l’autre côté, se trouvent les freelances qui restent sous la coupe des achats. Mais chacun sait que, dans la réalité, on leur fait passer un entretien, on les recrute, on les intègre et ils participent à faire avancer les projets l’entreprise…
On a donc toujours limité les ressources humaines à la question des salariés et les achats à la prestation et au commercial. Or, depuis une dizaine d’années déjà, se pose la question de l’hybridation des deux. Je pense que l’on reste bloqué par cette vision d’autrefois, cette crainte de requalification juridique du freelancing en salariat. Mais c’est oublier que cette requalification en salariat se produit précisément quand on traite mal les travailleurs.
Des freelances encore dans le flou
La relation freelance-entreprise est aujourd’hui très ambigüe. Cela est d’autant plus vrai que l’on a parfois recours à des freelances sur des contrats longs qui pourraient être attribués à des salariés. Je pense que l’on est suffisamment mûrs pour faire évoluer ces catégories juridiques. Et cela doit vraiment se faire en bonne intelligence pour que les avantages du droit du travail et de
la gestion des ressources humaines s’appliquent au monde des freelances.
C’est un enjeu crucial pour les freelances qui se posent des questions sur les droits et devoirs de leur statut, à commencer par les choses basiques : « Est-ce que j’ai des vacances ? » « Que se passe-t-il si je me casse un bras ? ». Il y a donc encore du chemin pour arriver à une plus grande prise en compte de leurs besoins tant d’un point de vue social que d’un point de vue de travail, (onboarding, accès à l’information, formation…)
Le futur commence maintenant
Les choses se structurent de plus en plus du côté freelance, notamment avec la création de formes inédites de néo-syndicats ou au moins de collectifs. A mon sens, quand on crée un collectif, c’est comme si on réinventait l’entreprise, même si la gouvernance est complètement différente.
Ces nouveautés poussent les entreprises à revoir un certain nombre de leurs pratiques. Cela commence par des questions très concrètes et basiques comme la facturation et le paiement des freelances. Pour des petites missions, les entreprises pratiquent parfois le paiement à 60 jours et exigent un nombre improbable de papiers au freelance comme si c’était un fournisseur qui avait une secrétaire… Or, les freelances ont un loyer à payer, ce ne sont pas de grosses entreprises avec des fonds suffisants pour encaisser un décalage de trésorerie ! Sur ce sujet, il y a vraiment plus de revendications, côté freelances, et plus de prise de conscience, côté entreprise.
Ces changements se sont traduits par une mode, dernièrement, autour des Chief Freelance Officers. In fine, le projet ne s’est jamais concrétisé à une échelle importante, mais il révèle une prise de conscience sur la porosité entre RH et achats. Il montre aussi qu’il existe de enjeux de fidélisation et de bien-être à l’adresse des freelances. Les questions qu’on se posait uniquement à propos des salariés autrefois, on commence à se les poser un petit peu à propos des freelances. C’est porteur d’espoir.