Développement durable

Barbara Sessa et Juliette Delas : regards croisés sur la parité dans la tech 

Question cruciale dans tous les secteurs de l’industrie, la parité est particulièrement importante dans le domaine de la tech où les femmes demeurent sous-représentées. Opportunité de créativité, de mieux-être en entreprise mais aussi de croissance, la parité est pourtant mère de toutes les vertus selon les nombreuses études menées sur le sujet. Pour en apprendre davantage sur le sujet, nous avons tendu le micro à deux expertes de la question : Barbara Sessa, Senior Vice President de Mastercard et Juliette Delas, Head of SMEs and Community chez 50inTech qui œuvre pour plus de parité dans le milieu de la tech. Ensemble, elles nous expliquent les enjeux de la parité en entreprise et pourquoi c’est le futur du travail. 

Laura Chevrier : Commençons par ce qui intéresse le plus les entreprises : comment la parité peut-elle bénéficier au domaine de la tech ? 

Juliette Delas : La parité est un facteur d’innovation, de création, de performance… Les équipes tech qui sont diverses surperforment de 15%. J’ai déjà rencontré des entreprises avec trois femmes sur trente dans une équipe d’ingénieurs : leur produit n’avance plus et n’est plus innovant. Rien de plus normal quand on sait que la parité permet la diversité des façons de réfléchir. C’est bénéfique à tous les niveaux. 

Barbara Sessa : On a toutes les données pour montrer que la parité est bénéfique. Différentes recherches ont été menées pour les corporates comme pour le monde de l’entreprenariat. C’est un fait : les entreprises plus diverses sont plus innovantes. Mais on a du mal à faire accepter ce message. On le répète mais sans être entendu. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi on n’arrive pas à en terminer avec cette histoire. Au-delà de la justice sociale, de donner à tous les mêmes opportunités, c’est une question de productivité et innovation. Ce que Mastercard a compris il y a déjà plusieurs années, c’est que la productivité et l’innovation sont liés  à la diversité. Et il faut que les autres arrivent à la même conclusion.

J. D. : Lorsque je fais des conférences sur le sujet, j’observe que les femmes représentent 90% du public. On pense donc encore que la parité ne concerne que les femmes. Ce soir, par exemple, je lance un évènement à destination d’un public masculin. Encore une fois, sur 160 personnes, il n’y a même pas 30% d’hommes qui viennent. Je pense que cela vient avant tout d’un problème d’éducation puisque nous avons les preuves que la parité profite à tous. Expliquer l’intérêt de la parité au monde n’est plus une option. C’est nécessaire, et notamment du côté des hommes, puisqu’ils détiennent encore la majorité du pouvoir. Il y a en effet 90% d’hommes parmi les C-level. Ce sont’est eux qui ont le pouvoir de faire changer les choses bien qu’ils ne se sentent toujours pas concernés. Notre enjeu aujourd’hui est donc de faire comprendre que ce sujet est un problème de société et qu’il concerne tout le monde. 

L.C. : Arrêtons-nous justement sur un argument précieux pour les convaincre : quels sont les résultats concrets observés dans les entreprises tech ayant mis en place des politiques de parité ?

B.S. : J’ai la chance de travailler pour une entreprise qui a fait de la parité un pilier stratégique. Dans ce cadre, je vois que dès lors que l’on encourage la diversité, la discussion est plus facile. Et, à mon sens, une ambiance de travail avec une parole libérée offre plus de créativité car chacun se sent libre de proposer ses idées. Grâce à cela, les produits que l’on développe s’adressent vraiment à tous puisqu’ils sont pensés par des personnes très différentes. C’est d’autant plus intéressant pour les entreprises qu’une étude sur les rapports des femmes à l’argent a prouvé que ces dernières étaient des early adopters. Elles sont les premières à se diriger vers de nouveaux produits, à essayer. Elles sont donc des prospects intéressants pour toutes les entreprises tech !

J.D. : Tout à fait. La diversité, c’est vraiment une clé de réussite. Dans les entreprises où la diversité et la parité sont un point stratégique, on observe une rétention des talents et un épanouissement incroyables. Mais pour parvenir à ce point, il faut une vraie représentativité de la diversité à tous les échelons. Et pas uniquement du point de vue du genre. Pour les entreprises qui n’investissent pas dans ces politiques, on voit qu’elles passent un temps à fou à recruter, à cause du turnover. Ce sont les mêmes entreprises qui coupent les budgets RH et les mises en action destinées à assainir la culture et éduquer les salariés. C’est là que le bât blesse.

L.C. : Pour continuer sur ce sujet, quelles sont les principales barrières à la parité que vous avez identifié dans les entreprises de la tech ?

J.D. : L’état d’esprit. La barrière est psychologique et sociétale. Elle s’exprime surtout à travers les stéréotypes.

B.S. : Oui, c’est une question de stéréotypes. Les gens ne sont pas méchants, ils sont simplement influencés par un modèle social qui se répète depuis de nombreuses années. Si vous parlez à un homme, même le plus éclairé, il dira « tu me parles encore de ça alors que vous avez toute la place que vous méritez ». J’ai travaillé avec des hommes géniaux mais qui ne se rendent pas toujours compte de la réalité car elle leur est cachée. Et parfois… J’ose me lancer : c’est même les femmes. J’ai écrit un article sur ce sujet, sur le syndrome de la princesse. Les femmes arrivées à des hauts postes sont tellement habituées à être les seule « princesses » dans la pièce qu’elles y trouvent du plaisir et souhaitent rester les seules privilégiées.

J.D. : On a été éduquées ainsi, aussi.

B.S. : C’est vrai. Par le passé, la femme n’existait que par le mariage. Les autres femmes étaient des ennemies dans cette quête. C’est pourquoi le concept de sororité est très important. Il y a des biais inconscients chez les hommes mais aussi chez les femmes. Et c’est là qu’il faut travailler sur la sororité. Elle nous aidera, c’est certain.

J.D. : C’est pour cela que le problème doit se prendre plus tôt. Oui, les entreprises doivent agir pour les générations actuelles mais ces biais inconscients doivent être écartés dès l’âge de 7 ans. C’est un sujet passionnant qui mêle l’interaction entre les genres, au sein du couple, dans la parentalité, et bien-sûr dans l’entreprise. Mais si on traite le sujet uniquement sur le point de vue de l’entreprise, ce ne sera pas suffisant. Le vrai enjeu, c’est comment gommer, dès la petite enfance, les stéréotypes entre les genres pour qu’ils ne se reproduisent pas dans les foyers demain.

B.S. : Je suis tout à fait d’accord. En éduquant les gens, on efface les biais inconscients.

J.D. : Je me rappelle d’un témoignage d’un Head of Cloud. Il avait suivi une formation dans le cadre de son entreprise et cela l’avait finalement aidé dans sa vie personnelle, dans son couple, dans sa relation avec sa fille… Ces biais inconscients ont un impact dans les foyers, pas uniquement au sein des organisations. Pour arriver à les effacer, on doit trouver une façon pour que les hommes se sentent plus concernés.

L.C. : Prenons un peu de hauteur, à présent. Au-delà du sujet de la parité, comment ces entreprises peuvent-elles encourager la diversité et l’inclusion, notamment au sein des postes dirigeants ?  

J. D. : La représentativité. J’ai été dans des entreprises où on voulait recruter des hommes et ils finissaient par refuser notre offre car ils ne voulaient pas intégrer une équipe entièrement féminine. Et on peut le comprendre. Si je suis un profil considéré comme diverse et que personne dans l’équipe ne l’est, cela me fait peur car j’ai l’impression que je vais être seule. On a besoin de représentation, de rôle-modèles pour se projeter, y compris dans la hiérarchie.

B. S. : On a tous une sorte d’homophilie, une tendance à fréquenter ses s Le rôle modèle joue sur cette mécanique. Si quelqu’un qui me ressemble est là, cela signifie que je peux faire la même chose. Un exemple : pourquoi les jeunes filles ne disent jamais qu’elles veulent toutes être présidentes de la république ? Parce qu’elles n’en voient pas. Les femmes ouvrant la voie devraient diffuser des messages en ce sens et être rôle modèle.

J. D. : C’est une pression supplémentaire… mais c’est aussi leur responsabilité, oui. Quand tu es une femme qui réussis, tu dois le faire. Cela fait beaucoup de choses à gérer mais prendre cette responsabilité fait partie de la sororité. On a encore trop peu de modèles de business women internationales, par exemple.

L.C. : Pour les entreprises qui se lancent dans une politique paritaire, comment mesurer et suivre leurs progrès ?

B. S : C’est très important de mesurer, sinon on parle de ressenti. Aussi, plutôt que de dire « je vais embaucher plus de femmes », il faut se fixer et suivre des KPI. Par exemple, dans un process de recrutement, il faut que la shortlist compte le même nombre de femmes et d’hommes. D’ailleurs, je n’accepte pas la phrase « je n’ai pas trouvé de femmes ». Les femmes sont là. On doit donner à tous les mêmes opportunités. Bien entendu, seul doit gagner la ou le meilleur. On reste sur une sélection basée sur les capacités. J’ajouterais sur le sujet des KPI que les quotas peuvent encourager cette dynamique. Si les entreprises ne s’ouvrent pas spontanément aux femmes, il ne reste plus qu’à entrer avec la force.

J. D : Exact On ne voit toujours pas beaucoup d’entreprises réussir l’index Egapro. Il faut en faire une sanction pour que les entreprises commencent à se sentir concernées ! C’est symptomatique d’une société qui doit évoluer. La parité doit être un enjeu stratégique comme n’importe quel autre enjeu business, avec des budgets à part entière, des mises en place d’action, des personnes dédiées…

B. S : A titre d’exemple, chez Mastercard, on a un objectif lié à l’inclusivité. Tous les exécutifs ont une partie de leur bonus connectée à leurs objectifs dont celui-ci. Cela change la donne de lier la parité à quelque chose de très concret qui est ton objectif

L.C. : Plus largement, comment les entreprises tech peuvent-elles encourager les femmes à poursuivre des carrières dans ce domaine ?

B. S. : La première clef, c’est travailler sur la culture de l’entreprise. Il faut créer une ambiance de travail qui inclut, reçoit et protège. Et cette ambiance doit promouvoir des valeurs qui sont en lien avec la partie féminine. Le but c’est que personne ne se sente différent, et que tous soient contents d’aller au travail. Où je ne me sens pas différent. Il faut être content d’aller au travail. La tech est un secteur différent des autres, il faut le dire, donc c’est d’autant plus important de veiller à une bonne atmosphère de travail. 

J. D. : Pour compléter ce que dit Barbara, contrairement à ce que l’on peut entendre, les femmes sont douées en maths et en sciences. Quand le bac était encore divisé en section, on comptait 50% de filles dans les sections Scientifiques. Pourtant, on compte 80% d’étudiants masculins dans les écoles d‘ingénieurs. C’est donc difficile pour les femmes de se projeter dans ces écoles. Dès les études, survient ce problème d’aisance, de légitimité et de bien être à l’école, pour les femmes qui choisissent la voie scientifique. D’ailleurs, on ne compte plus les histoires d’agressions sexuelles et de sexisme dans ces milieux… Pour les femmes qui ont traversé cette première épreuve, comment arriver sereinement dans le monde du travail qui affiche les mêmes représentativités et comportements… ? Au contraire, s’il y a une tolérance zéro dans les entreprises, on a déjà fait énormément de chemin. Et cette politique passe par le rôle que choisissent d’endosser les hommes en tant que participant à l’ambiance du bureau.

L.C : Pour conclure, au-delà du prisme de l’entreprise, qu’est-ce qu’une société plus égalitaire selon vous ? 

J. D. : Une société où les qualités sont non-genrées et où ce qui prime c’est la personnalité. Où l’on peut être fille et compétitive ou homme et sensible. Si on déconstruitre cela, on serait dans une autre société

B. S : Une société plus égalitaire, c’est une société qui donne à tous la même possibilité de réussir. Du moment que j’ai accès aux mêmes opportunités et que j’ai une voix, alors je suis dans une société égalitaire.

J. D : J’ajouterais : une société où les interactions et la place de chacun dépendent de ce que l’on donne, de comment on agit, peu importe son genre, son orientation sexuelle, son statut familial.